Plongez en immersion dans l’univers des thés du Japon dans cet entretien avec Florent, le premier sommelier français en thé japonais ! Originaire de région parisienne, Florent qui vit au Japon depuis plus de quinze ans, a obtenu son diplôme d’instructeur en thé japonais en 2009 ; il travaille aujourd’hui pour la boutique en ligne « Thés du Japon » qui a aussi ouvert un magasin à Tokyo en 2018. Dans cet entretien, il revient sur son parcours, se livre sur sa passion pour la culture traditionnelle japonaise, et nous en dit plus sur son métier de « tea sommelier »…
Florent, peux-tu te présenter et nous parler de ton parcours ?
Je m’appelle Florent Weugue et j’ai grandi dans les Yvelines en région parisienne.
Concernant mon parcours scolaire, je me suis orienté vers un bac S au lycée puis vers une formation en Sciences de la Vie de la Terre à l’Université Jussieu à Paris, que j’ai abandonnée en cours d’année car cet apprentissage ne me correspondait pas. C’est à cette période que j’ai commencé à m’intéresser à la culture traditionnelle du Japon à travers l’histoire de l’art et la littérature, alors que les jeunes de ma génération étaient plutôt attirés par les mangas et les jeux vidéos !
J’ai finalement obtenu une maitrise de japonais avec une spécialisation dans l’histoire de l’art du Japon. En parallèle de cette formation, j’ai suivi un cursus sur l’Histoire de l’Art à La Sorbonne… J’avais l’idée de faire ensuite un doctorat.
Mais l’été avant de soutenir ma maitrise, j’ai décidé de partir au Japon pour améliorer mon japonais à l’oral. Pendant mon apprentissage, j’avais surtout appris la lecture et l’écriture des kanjis, et j’étais un peu frustré de ne pas savoir bien parler la langue.
Je n’avais pas forcément envie de partir m’installer au Japon à ce moment-là. J’avais découvert le pays à travers plusieurs voyages touristiques mais c’était insuffisant pour me faire une idée de la vie réelle dans le pays.
Quel a été le déclic pour venir t’installer au Japon ?
Au cours de l’année 2005, je suis parti en PVT (Visa Vacances Travail) à Kashiwa dans le département de Chiba où j’ai été accueilli par une famille japonaise, avec qui j’ai eu de très bons échanges ; c’est vraiment là que j’ai eu envie de rester vivre au Japon. Ma priorité était de trouver un travail qui me permettrait d’obtenir un visa travail… J’ai tout fait pour ne pas rentrer !
Comme beaucoup de Français fraichement arrivés au Japon, j’ai trouvé mon premier emploi dans une école de langues en tant que professeur de français à Tokyo.
Aujourd’hui tu es sommelier en thé…. Quelle a été ta première rencontre avec l’univers du thé ?
Je n’étais pas vraiment intéressé par le thé avant mon installation au japon. C’est arrivé progressivement. J’ai d’abord acheté du thé dans un grand magasin, que j’ai trouvé plutôt bon, j’ai ensuite acheté une théière pour m’en préparer car la famille japonaise qui m’avait accueillie n’en avait pas. Il faut savoir que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les Japonais boivent très peu de thé !
Il a donc fallu que j’apprenne comment le thé se préparait ; j’ai commencé à acheter des livres sur le sujet, et au delà du fait que le thé me plaisait, j’ai découvert un univers extrêmement intéressant : l’histoire du thé, les différents types de thé, les cultivars (groupe de plants de thé obtenus par sélection et croisements, et qui sont cultivés pour leurs caractéristiques particulières) que peu de gens connaissent au Japon…
Comment t’est venue l’envie de te lancer dans ce métier ?
Au bout de deux ou trois ans, j’ai rencontré l’auteur d’un des livres qui m’a amené dans cet univers, Monsieur Takau Masamitsu -qui nous a malheureusement quitté l’an dernier- ; il tenait la boutique de thés Shigetsuen dans le quartier d’Akabane et proposait des produits plus variés et plus rares que ce l’on pouvait trouver dans les grandes maisons de thé.
Cette rencontre a transformé mon intérêt pour le thé vers une vraie passion. Ce passionné de thés m’a incité à passer le diplôme d’instructeur japonais… il pensait que ce serait intéressant que je sois le premier Français à être « tea sommelier » au Japon !
De quelle manière s’est passée cette formation ?
La formation est très pointue avec une partie théorique compliquée, et je suis content d’avoir eu cet examen du premier coup ! C’est pourquoi je conseille de la faire sur une courte durée afin de de mémoriser le maximum de connaissances pour réussir cet examen écrit ; il y a notamment une partie chimie et médecine très rébarbative qui ne m’intéressait absolument pas, contrairement à la fabrication des thés, la culture, la préparation et aux méthodes d’infusion…
La deuxième partie de l’examen est pratique avec l’examination de thés selon les méthodes des concours, et un mini cours à donner sur un sujet précis.
J’ai finalement obtenu mon diplôme de Nihon-cha instructor en 2009 et j’ai ensuite commencé à chercher un travail dans ce domaine…
As-tu rencontré des difficultés pour trouver un emploi dans ton domaine ?
Les recruteurs étaient très intéressés et curieux de me rencontrer en tant que premier occidental à être sommelier en thé au Japon (une Russe aurait obtenu le diplôme avant moi mais personne ne l’a revu depuis !).
J’ai eu beaucoup de difficultés à trouver un travail car il s’agit d’un milieu qui traversait déjà une grave crise, et le fait que je sois Français n’était pas vraiment un avantage notamment pour faire venir la clientèle dans un magasin. Aujourd’hui, la donne a un peu changé et être étranger est un plus…
Six mois après avoir obtenu mon diplôme, j’ai finalement trouvé un poste dans la chaîne de magasins Maruyama-en qui détenait une quarantaine de boutiques dans la région de Tokyo. Cela n’a pas été facile mais j’en garde une bonne expérience. J’y suis resté quatre années en changeant de boutiques régulièrement.
Tu as aussi participé au lancement et au développement de la boutique en ligne Thés du Japon… Peux-tu nous en dire plus ?
J’ai d’abord lancé mon blog dès que j’ai eu mon diplôme et un an après, j’ai été contacté par un Français qui dirigeait la filiale japonaise d’une grande entreprise française.
Il souhaitait créer un site internet de vente de thés à destination des étrangers, et était intéressé par mon expertise dans ce domaine. J’ai travaillé avec lui sur mon temps libre puis en 2014, j’ai démissionné de mon poste chez Maruyama-en pour travailler à plein temps afin de développer plus en profondeur le site Thés du Japon.
Grâce au blog, j’avais une communauté d’abonnés qui me suivait et auprès de qui j’ai pu communiquer sur mon activité. Et nous avons encore aujourd’hui une clientèle francophone très importante.
Au départ, il a fallu trouver des fournisseurs et c’est à partir de là, que ma vraie formation a commencé !

Cette activité correspond-elle vraiment à ce que tu recherchais ?
Quand on ne travaille pas tout seul, on n’a pas autant de liberté que l’on souhaiterait mais au niveau de la sélection des thés, je suis arrivé à faire ce que je voulais faire. Et au bout de dix ans, j’ai aussi atteint un niveau satisfaisant.
Mais j’aimerais pouvoir vendre beaucoup plus de thés au Japon, auprès d’une clientèle japonaise.
Quelle est justement la principale difficulté pour vendre du thé à la clientèle japonaise ?
On remarque une baisse constante de la consommation et de la production de thés au Japon depuis plusieurs années…
Il y a de nombreux facteurs historiques et ce serait long de tout expliquer mais pour résumer : le sencha ou le matcha n’ont jamais été des thés populaires. Ils étaient surtout réservés aux classes bourgeoises citadines.
Le sencha s’est surtout développé à la fin du XIXème siècle comme un produit d’exportation, principalement à destination des Etats-Unis, qui étaient de grands consommateurs de thés qui venaient de Chine. Les Japonais ont pu profiter des guerres de l’opium pour faire connaître et vendre leurs thés aux Américains.

L’industrie du thé au Japon a ainsi pu bénéficier d’une forte croissance mais à partir de la Première Guerre Mondiale, les ventes à l’étranger ont commencé à baisser. C’est vraiment après la Deuxième Guerre Mondiale que le sencha est devenu un thé accessible à tout le monde au Japon dans un contexte économique où tout se vendait à n’importe quel prix. Il y a aussi une importante exode rurale et les thés régionaux plus simples (bancha) n’étaient plus fabriqués. Les Japonais se sont mis à vendre facilement du sencha alors que c’était un produit « noble » à l’origine. Ce sont les produits étrangers comme le café, le thé noir ou les thés chinois Oolong qui sont devenus les produits « stars ».
Aujourd’hui, le thé au Japon est un produit un peu « vulgaire » qui remplace l’eau. Il s’offre traditionnellement aux enterrements dans de beaux coffrets avec du thé bas de gamme, donc cela n’a pas aidé à redorer son blason !
Le contexte est difficile : ce n’est plus rentable pour les agriculteurs de continuer la production de thé donc ils arrêtent cette activité et ne trouvent pas de successeur.
Malgré tout, on remarque depuis une dizaine d’années, que les jeunes de 30-40 ans s’intéressent de plus en plus à ce produit…
Dans le cadre de ton activité avec Thés du Japon, tu es aussi gérant d’une boutique de thés à Tokyo… Peux-tu nous en dire plus ?
Nous avons ouvert une boutique physique en 2018 dans le quartier de Yanaka à Tokyo. C’était un projet de longue date. Le contact direct avec la clientèle, se faire connaître auprès des Japonais, mais aussi la vente d’accessoires comme les théières, en sont les principales raisons.

Nos clients sont surtout des trentenaires ou des quadragénaires, alors que les gens pensent souvent que le thé n’attire que les « vieux » Japonais mais ce n’est pas le cas. Les anciens boivent plutôt du thé bas de gamme !
Cette nouvelle clientèle s’intéresse de plus en plus aux thés d’origine, grâce auxquels on trouve une plus grande variété d’arômes que dans les blend (mélange de différentes variétés de thé) qui représentent la majorité de ce qui est vendu dans les grandes maisons et les supermarchés.
Mais tenir cette boutique reste difficile car nous vendons des produits hauts de gamme qui n’intéressent pas vraiment la clientèle locale.
As-tu déjà eu l’envie de revenir en France pour y exercer ce métier de sommelier en thé ?
En France, on est limité au niveau des produits que l’on peut proposer notamment à cause de normes européennes restrictives ; il faut savoir que la qualité des thés que l’on achète en Europe est parfois médiocre et manque de diversité. Ce serait frustrant pour moi de ne plus pouvoir profiter de la richesse incroyable du thé japonais et de ne plus être en contact avec les acteurs du milieu sur place.
Comment vois-tu l’avenir de ton métier au vu du contexte actuel ?
La vente à l’étranger devient de plus en plus compliquée avec les différentes crises que nous traversons (Covid-19, Guerre en Ukraine notamment) mais aussi les frais de douane du Japon vers l’Europe qui sont devenus exorbitants.
Mon envie est donc de développer mon activité au niveau local, mais aussi de continuer à m’impliquer d’avantage dans la sélection de thés bruts, non finis et faire le raffinage moi-même afin de proposer des produits plus personnels.
Le milieu du thé au Japon est assez ouvert, les relations avec les professionnels sont simples et c’est très agréable d’évoluer dans ce milieu.
Quelles sont les principales régions japonaises productrices de thés ?
La région de Kyoto est le centre historique de production de thé au Japon. La ville d’Uji près de Kyoto est connue pour son thé mais n’en fabrique qu’en petite quantité. Je déconseille aux voyageurs d’acheter leurs thés dans les boutiques touristiques à Uji ou à Kyoto qui proposent des thés blend, pas très intéressants et cher par rapport à la qualité réelle. Mais cette région reste quand même la référence pour le matcha.

La plus grande région productrice de thé est Shizuoka ; c’est aussi un centre de distribution de thés des autres régions. Et elle propose des thés de montagne que j’apprécie beaucoup.


Elle est suivie de près par le département de Kagoshima située sur l’île de Kyushu qui propose des thés plus bas de gammes, assez standardisés mais qui se vendent bien.
Depuis que j’ai ouvert la boutique, cela me tient à coeur de pouvoir mettre aussi en avant des thés moins connus produits près de Tokyo comme Saitama ou Ibaraki.
Quel regard portes-tu sur ta vie au Japon ? Et quels sont tes projets sur le plan personnel ?
Il y a des hauts et des bas notamment le regard des autres quand on est un étranger ; on a parfois l’impression d’être une attraction. Il faut l’accepter… Mais au quotidien, les choses sont quand même simples et agréables à vivre au Japon.
Aujourd’hui, j’aimerais parfois quitter la région de Tokyo pour une vie plus calme dans une ville de province, car j’ai de plus en plus de mal avec la foule. Mais ma femme (Japonaise) ne se voit pas du tout quitter la ville !
J’ai aussi envie de revenir en France revoir ma famille, les paysages français qui me manquent, la nourriture… J’adore la France en tant que touriste !
Et pour finir, quels ouvrages en français conseillerais-tu aux amateurs de thé japonais ?
Je conseillerai un livre traduit en français écrit par un instructeur Suédois Oscar Brekell « Le Guide du thé japonais« , qui propose un ouvrage intéressant avec des connaissances sûres sur l’univers du thé japonais.
Et le livre de la Française Valérie Douniaux « Le guide des thés du Japon » qui n’est pas aussi pointu que le livre d’Oscar, pourra intéresser le plus grand nombre avec un point de vue plus culturel vu de la France.
Merci Florent pour cette entrevue très inspirante ! A bientôt à Yanaka !

Vous pouvez suivre Florent et Thés du Japon sur internet :
Site internet : Thés du Japon
Blog : Sommelier en thé japonais