Ma rencontre avec Sulejman, un Bosniaque qui a vécu plusieurs années en France avant de s’installer au Japon, m’a beaucoup touchée. Dans cet échange, cet « anarcho-communiste » comme il se décrit, nous raconte sa vie japonaise et se livre sur ses combats, et notamment sur son engagement avec le groupe de bénévoles qu’il a créé pour venir en aide aux sans-abris de Tokyo.
Sulejman, peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Sulejman, je suis né en ex-Yougoslavie (Bosnie-Herzégovine) en 1969, et je suis arrivé en France, à Dijon vers l’âge de 7 ans avec ma mère.
Suite à des conflits familiaux, j’ai décidé à l’âge de 16 ans de partir vivre à Sarajevo chez mon père, qui avait repris contact avec moi. Ma relation avec lui ne s’étant pas très bien passée non plus, j’étais finalement revenu vivre en France…
Pour pouvoir rester sur le territoire français « légalement », j’avais dû m’inscrire dans une école : le CIEF (Centre International d’Etudes Françaises) mais les frais de scolarité étaient très élevés… Je faisais des petits boulots en parallèle et tout mon salaire partait pour payer cette école !
C’est là que j’ai rencontré « ma première ex-femme » Japonaise, et nous avons très vite pris la décision de nous installer au Japon.
Comment s’est passée ton arrivée au Japon ?
On s’est installé dans la préfecture de Kanagawa à Sagamihara en 1991. J’y ai vécu plus de quinze ans.
Je ne connaissais que quelques bases de japonais et n’ayant fais aucune étude, je ne savais pas quel emploi je pouvais trouver. Heureusement, j’avais finalement pu travailler avec mon beau-père qui était peintre en bâtiment à son compte.
As-tu pris des cours de japonais ?
Non, je n’avais pas le temps à cause du travail. J’ai surtout appris un japonais oral.
Qu’as-tu fait par la suite ?
Au bout de deux ans, j’ai cherché un poste de professeur de français et d’anglais. Il y avait de nombreuses écoles de langues qui recrutaient dans la préfecture de Kanagawa. Je ne parlais pas bien anglais mais enseigner le français n’était pas très bien rémunéré, du coup j’avais un peu menti sur mes connaissances de la langue anglaise, ce qui m’avait permis d’intégrer l’école ICC à Tokyo.
Par contre, je parle couramment anglais aujourd’hui !
Que peux-tu nous dire sur ton métier de professeur de langues ?
A l’époque, je travaillais beaucoup… même le dimanche alors que j’étais censé avoir un poste à mi-temps !
Dans cette école, j’étais très sollicité par les élèves car j’enseignais deux langues populaires, surtout l’anglais. Certains Japonais sont complètement obsédés par les Etats-Unis !
J’exerce finalement ce métier depuis plus de vingt ans, mais dans des conditions très précaires : sans prime, sans congé payé, sans garantie de l’emploi…
Le métier de professeur de langues fait malheureusement partie des nombreux emplois précaires que l’on peut trouver au Japon.
A un moment, as-tu ressenti l’envie de revenir vivre en France ?
Je ne pouvais pas, je n’avais pas les papiers ! Je ne suis pas Français, je peux juste y retourner en tant que touriste.
Et puis, au cours de ses trente ans de vie au Japon, je me suis fait des amis, des gens qui comptent pour moi.
D’ailleurs, est-il facile de se faire des amis au Japon ?
Je n’ai que deux amis Japonais. Malheureusement, c’est souvent difficile pour certains Japonais de s’ouvrir aux autres, et surtout aux étrangers. Il faut y vivre pour comprendre. C’est un peu un choc culturel, deux visions différentes de l’amitié.
J’ai beaucoup plus d’amis parmi les étrangers…
Quel est ton statut actuel en tant qu’immigré ?
Avant, j’avais le visa époux mais je l’ai perdu suite à mon deuxième divorce… Aujourd’hui, j’ai un visa longue durée (« Teijuken ») qui n’a rien à voir avec le visa permanent (« Eijuken »).
Le visa permanent n’est pas limité dans le temps alors que le visa longue durée doit être renouvelé tous les trois ans. Il est en principe accordé aux descendants de Japonais qui vivent dans d’autres pays, comme au Brésil où il y a une importante communauté japonaise… ce qui n’est pas du tout mon cas !
Quand je me rend au Bureau de l’Immigration, on me demande régulièrement pourquoi j’ai ce visa ; j’ai toujours l’impression d’être dans une émission de caméra cachée. Je leur réponds : « mais c’est vous qui me l’avez accordé ! »
Je ne peux même pas faire une demande de visa permanent car mes ressources ne sont plus assez élevées. La bureaucratie japonaise, c’est du « Kafka » !
Où vis-tu actuellement ?
Je vis à Fuchu dans la banlieue de Tokyo depuis quelques années avec ma compagne. On vit entouré de verdure, à cinq minutes de la rivière Tama. On s’y sent bien.
Je continue d’enseigner le français et l’anglais dans une petite école de langues et je fais des ménages deux jours par semaine. C’est fatigant physiquement mais je suis seul et au calme donc cela me convient bien !
Sandra qui nous fait découvrir des lieux insolites au Japon à travers sa chaîne YouTube « Tanoshi Tokyo » avec qui j’ai discuté, m’a parlé de ton association qui aide les sans-abris… Peux-tu m’en dire plus ?
En 2016, j’ai fondé un groupe qui s’appelle « Tokyo Spring Homeless Patrol » mais je fais des patrouilles depuis plus de quinze ans. J’ai commencé en tant que volontaire dans l’association « Soup No Kai ». C’est ma compagne qui m’avait présenté à cette association.

Avant, j’essayais d’aider les gens que je voyais dans la rue en leur proposant quelques pièces de monnaie pour qu’ils s’achètent un plat chaud ou une boisson chaude mais c’était compliqué car au Japon, il n’y a pas de mendiant : cela ne se fait pas. Du coup, ils se méfaient et n’avaient pas l’habitude qu’on leur fasse l’aumône.
Dans mon groupe, nous sommes une cinquantaine de bénévoles qui patrouillons tous les dimanches soirs à Shinjuku, tous les mercredis soirs à Ueno et deux ou trois fois par mois, le long de la rivière Tama-gawa à vélo.






Au début, on achetait la nourriture avec notre propre argent. Et depuis qu’on est sur Facebook, on a de plus en plus de dons qui nous parviennent. Il y a même des Américains qui vivent aux États-Unis qui participent, mais cela me gêne car ils ont quand même beaucoup de sans-abris chez eux qui pourraient bénéficier de cet argent !
Nous avons aussi des donateurs et des bénévoles étrangers expatriés au Japon, qui ont de très bonnes situations travaillant dans des ambassades ou dans de grandes banques d’affaires…
Je me dis quand même que certains d’entre eux -notamment les traders- sont la source du problème : ils font partie d’un système qui enrichit les plus riches et appauvrit encore plus les pauvres. Après, chacun a ses raisons de participer à ce groupe, on a tous une raison cachée, que ce soit pour cultiver son âme, se donner bonne conscience, ou pour une autre raison… le principal c’est que l’on puisse nourrir nos sans-abris.

Est-ce que depuis le début de la crise sanitaire, tu as vu une augmentation des sans-abris ?
Oui, de nombreux commerces ont fait faillite. Les jeunes et les femmes qui avaient des emplois à mi-temps ont surtout été touchés par cette crise.
J’en ai déjà vu plusieurs dans la rue. On les reconnaît car ils essaient de rester propre sur eux.
Comment cette envie d’aider les plus démunis t’ai venue ?
Quand on vit au Japon depuis autant d’années que moi, on sait que dans ce pays, tout n’est pas rose. Ici, comme dans d’autres pays, il y a la misère. En fait, pour moi, c’est la base du capitalisme. Tant qu’il y a du capitalisme, il y a de la misère. C’est un système de destruction.
Cette envie vient aussi de mon éducation. J’ai été élevé en ex-Yougoslavie. Mon père était cadre du parti communiste et à l’école, on avait l’obligation de suivre des cours sur le marxisme. Je détestais ces cours ! C’est plus tard, quand j’ai eu mon libre-arbitre pour lire les livres que je voulais, que je me suis intéressé à certaines idées communistes mais aussi anarchistes.
Et je pense que lorsque l’on peut aider, il faut le faire, même si au fond de moi, je préférerais rester chez moi à lire et à passer du temps avec ma compagne et mes chats… surtout l’hiver !


Mais pour moi, c’est indécent de ne rien faire. Regardes où en est la planète à cause de notre indifférence !
Tu n’as jamais eu envie de te lancer dans la politique ?
Je suis déjà membre d’un syndicat à Tokyo qui m’a d’ailleurs beaucoup aidé lorsque j’étais en conflit avec mon ancienne école de langues.
C’est presque une nécessité de se syndiquer au Japon car il n’y a pas de Prud’hommes. Sans syndicat, tu es tout seul à affronter les conflits avec tes employeurs. Il y a beaucoup de solidarité dans le syndicat où je suis membre.
Quel est aujourd’hui ton ressenti sur ta vie au Japon ?
Je suis mitigé. Le sentiment de sécurité et de sérénité que je ressens en vivant au Japon, je ne pourrai pas l’avoir en France ou en Bosnie ! Les gens ici sont disciplinés et respectueux de ce qui les entoure. C’est agréable à vivre.
Ce qui me plaît moins, c’est que le Japon est un pays très conservateur et les mouvements d’émancipation comme le féminisme ont dû mal à émerger. Pourtant, il y a eu pendant l’ére Taicho entre la Première et la Seconde Guerre Mondiale, une période avec de grandes manifestations pacifistes portant des idées d’émancipation, qui ont été vite réprimées.
Ma compagne Japonaise est une ultra-féministe et au quotidien, elle se sent souvent très seule à se battre contre cette société patriarcale.
Justement, avec ta mentalité et tes convictions politiques, ce n’est pas trop dur pour toi de vivre dans un pays qui a dû mal à évoluer dans certains domaines (justice sociale, égalité des sexes, enjeux environnementaux…) ?
J’en ai perdu mes cheveux !! Ici, on est très en retard dans tous ces domaines. Mais je pense que la nouvelle génération évolue dans le bons sens.
Certains ne supportent plus ce que la société leur impose et décident de changer de vie, de tout quitter et de partir vivre à la campagne. Je comprends et dans le même temps, je pense que l’on ne peut pas « changer le monde » en se mettant en marge de la société.
Y-a-t-il un évènement que tu as vécu au Japon et qui t’a marqué ?
J’ai été marqué par les tremblements de terre, surtout celui de 2011 suivi d’un Tsunami qui a provoqué une catastrophe nucléaire. J’étais à Tokyo et c’était impressionnant.
Ce qui m’a choqué c’est la réaction du gouvernement japonais mais aussi des médias qui ont minimisé ce désastre nucléaire ! Je suis allé deux fois à Fukushima pour voir de mes propres yeux. Des ouvriers entassaient la terre radioactive dans des sacs en plastique avec des pelles. Les conditions de travail étaient terribles car ils travaillaient pour des sous-traitants et ne savaient même pas à qui s’adresser pour se plaindre… A longueur de journée, ils grattaient le sol irradié avec des gants achetés dans une boutique à 100 yens ! … Mais que font-ils de toute cette terre ramassée ?!
Qu’est-ce qui te manque le plus par rapport à ta vie en France ?
Avant la crise sanitaire, je revenais régulièrement voir mes demi-frères en France.
La France -et l’Europe en général- me manque… malgré toutes les crises politiques et économiques qu’elle peut traverser.
Ce qui me manque surtout, c’est l’architecture ! Les bâtiments anciens et historiques que l’on trouve à Paris, c’est unique. Quand j’y suis, j’ai les mains sales tellement je prends du plaisir à tous les toucher !
Au Japon, il ne reste malheureusement pas grand chose d’authentique à cause des catastrophes naturelles. Les temples sont démolis ou rénovés régulièrement pour des raisons de sécurité.
Par contre, si un jour j’ai l’opportunité de revenir vivre en Europe, je le ferai seulement s’il y a un combat qui m’attend… Je ne peux pas venir et ne rien faire !
As-tu des regrets ?
Au point de vue personnel, il y a mes deux divorces. Je n’en suis pas fier. Mes anciennes épouses sont des femmes bien, mais pendant plusieurs années à cause du stress et d’une vie compliquée, j’ai eu des problèmes avec l’alcool…
Cela fait dix ans que je suis sobre.
J’ai compris que je devais occuper mon cerveau plus ou moins constamment pour l’empêcher de penser à l’alcool.
Quels sont tes projets ?
C’est surtout le projet de ma compagne, qui va bientôt commencer son année sabbatique : elle est professeure dans une faculté et souhaiterait aller en Angleterre pour deux années.
J’aimerais l’accompagner car j’adore l’Europe mais beaucoup de choses me retiennent au Japon comme les patrouilles, ainsi que mes deux boulots. Je suis en pleine réflexion…
Quels sont les endroits que tu as aimé visiter ou que tu aimerais visiter au Japon ?
J’ai voyagé surtout en vélo notamment à travers la campagne japonaise. Il y a des endroits magnifiques dans ce pays !
J’ai beaucoup aimé la péninsule d’Izu et sa ville portuaire Shimoda. C’est là que le Japon a été forcé de s’ouvrir au commerce occidental sous la pression du Commodore américain Matthew Perry… J’aime bien les lieux historiques.

Comme beaucoup, il y a un endroit que je n’ai pas encore visité mais que j’aimerais voir, c’est Okinawa. Mais ce n’est pas vraiment le Japon !
Je voudrais aussi visiter Hokkaido même si je ne suis pas trop attiré par les régions du Nord en général.
Pour clôturer notre entretien : quelle phrase résumerait ton engagement au quotidien ?
Je pense à cette phrase de Cyrano de Bergerac quand il devait combattre cent hommes du Comte de Guiche: « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ».
Merci Sulejman pour cet échange passionnant ! A bientôt à Fuchu !

Vous pouvez suivre Sulejman et son association Tokyo Spring Homeless Patrol sur Facebook : https://www.facebook.com/TSHpatrol
Magnifique cet article, touchée au coeur par ce trajet humain et social! Si je viens à Tokyo, j’aimerais rencontrer Sulejman!!!
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Merci pour ton commentaire Virginie 🙂
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